jeudi 23 juin 2011

Le féminisme à la française: ce qui coince

Dessin de Gloup



Je ne sais pas dire si Libé a enfin réalisé sa prise de conscience féministe ou si sa ligne éditoriale est définitivement floue mais le fait est qu'il publie un article fort éclairant de Didier Eribon sur ce qui se joue réellement dans ce féminisme à la française dont j'avais épinglé certains aspects dans ce billet.

Je n'en copie ici que quelques extraits, ceux qui permettent de comprendre que nous sommes en présence d'un néoconservatisme qui non content de ne pas dire son nom se réclame d'une idéologie subversive (!).

Mais avant, je voudrais apporter une précision qui à ma connaissance a rarement été mise en exergue: le féminisme à la française n'est pas le féminisme français. Si le premier est un antiféminisme avéré et hypermédiatisé dont la figure de proue est Elisabeth Badinter, le second correspond à la réalité idéologique et sur le terrain d'un féminisme plutôt radical et dont les différents mouvements attestent d'une vigueur insoupçonnée car largement censurée.



[Joan Scott] nous invite à reconstituer la cohérence d’une entreprise idéologique qui a marqué de son emprise toute une séquence de la vie intellectuelle française et qu’on peut sans exagération décrire comme une révolution conservatrice, un spectaculaire déplacement vers la droite de la pensée politique au cours des années 1980 et 1990.
[...]

Ce qui apparaît ici au grand jour, c’est que des gens qui se présentaient comme étant toujours de gauche ont fabriqué avec des gens qui se présentaient comme étant depuis toujours de droite un discours foncièrement réactionnaire, dont l’objectif aura été d’éradiquer tout ce qui ressortissait de l’héritage de la critique sociale et culturelle des années 1960 et 1970.
L’une des cibles, parmi d’autres, de ces auteur.e.s * était le mouvement féministe. Sous couvert de défendre une «singularité française» contre le «féminisme américain», c’est le féminisme en général, et notamment le féminisme français, qui constituait l’objet de leur vindicte.La preuve en est que les livres de Claude Habib sont presque intégralement consacrés à dénoncer les méfaits des féministes françaises des années 1970 et, avant elles, de Simone de Beauvoir, qui auraient ruiné les jeux enchantés de la séduction entre les sexes. Dans Galanterie française, [...] elle enchaîne les énoncés qui ressassent ad nauseam cette même idée : [...] «Quand tant de femmes cessent d’être douces, bien des hommes se détournent et cela se conçoit : qui voudrait couver des oursins ?»** Le précédent livre d’Habib vaut également le détour : elle y prescrivait à «la femme» d’accepter d’être «don de soi», car la soumission féminine à l’homme dans le cadre du mariage et du «consentement amoureux» vaut mieux que la guerre des sexes déclarée par les féministes. Elle s’en prenait au mouvement homosexuel, qui s’acharne à perturber cette belle entente, au sein de laquelle, comme pour la danse à deux, l’homme dirige et la femme suit. Elle y revient dans Galanterie française : «Je savais que l’amour entre homme et femme pouvait former des trésors de délicatesse et d’esprit. Les lesbiennes me faisaient l’effet d’éléphants aveugles. Elles étaient dans le magasin. Elles ne voyaient pas la porcelaine

Rendant compte dans un style exalté des écrits d’Habib, dans la revue Esprit, Irène Théry interrompt un moment ses péroraisons sur les mystères insondables de la différence et de la complémentarité entre les sexes pour anticiper l’objection qu’on risquerait de lui adresser : «Les bien-pensants d’aujourd’hui auront tôt fait de soupçonner, dans ce plaidoyer pour l’amour hétérosexuel, la trinité du mal absolu : naturalisme, conservatisme et homophobie.» Qu’on n’imagine pourtant pas que ce magnifique aveu soit le signe d’un début de lucidité. Non ! Théry n’entend pas se soumettre à ce «prêt-à-penser» et elle admire la «force subversive» de celle qui, bravant l’air du temps, n’hésite pas à pourfendre à la fois «les impasses du féminisme»,«l’émancipation individualiste» et «le ressentiment antihétérosexuel». On le voit : ce qui a été rebaptisé par ces auteur.e.s «féminisme à la française» n’est qu’un mélange fort classique, et transnational, de poncifs antiféministes et d’homophobie militante.


Il ne s’agit donc pas simplement d’une mythologie nationaliste, à usages multiples, qu’on voudrait nous présenter comme le fruit d’une réflexion historique ou sociologique. Il s’agit aussi de l’invention d’une tradition qui a pour fonction d’annuler la déstabilisation produite par les mouvements politiques et culturels et de permettre de prôner un retour à une «harmonie» qui n’a jamais existé, de défendre un ordre qui repose sur l’inégalité, la hiérarchie et la domination (des hommes sur les femmes, de l’hétérosexualité sur l’homosexualité …).

On ne s’étonnera donc pas que ces auteur.e.s conjuguent leurs efforts pour attaquer la sociologie critique et l’œuvre de Pierre Bourdieu. Ce dernier a commis l’irrémissible péché de vouloir étudier la «domination masculine» mais aussi de souligner le rôle que le mouvement gay et lesbien peut jouer dans la mise en question des catégories figées de l’ordre sexuel.
La recension par Ozouf du Consentement amoureux de Claude Habib repose entièrement sur ce schéma : le ravissement que produit un livre qui chante les bonheurs de l’amour hétérosexuel, où chacun et chacune jouira d’occuper sa place naturelle, inégalitaire mais librement acceptée, brandi comme un crucifix devant le diable destructeur qu’est le théoricien de la domination et l’intérêt qu’il manifeste pour la radicalité subversive des mouvements féministes et homosexuels. Bref, une idéologie qui en appelle tantôt à l’ordre «naturel» des choses, tantôt à notre «culture nationale» - ce qui signifie, dans les deux cas, à l’ordre politique ancien - contre une pensée qui regarde les réalités du monde social comme un ensemble de constructions historiques qu’il convient de défaire et de transformer. Une tentative de restauration réactionnaire dressée contre l’activité démocratique et émancipatrice. Une banale pensée de droite, contre la pensée de gauche.

* Claude Habib, Mona Ozouf, Philippe Raynaud et Irène Théry 
** Parce que les femmes, qui n'ont pas droit à la douceur masculine (litote), devraient, elles, "aimer couver des oursins" ?

Info de dernière minute pile poil dans la continuité de cet article: le mouvement féministe radical et lesbien français est bien vivant, les Lesbiennes of Color lancent le RAL 2011. Toutes les infos chez Mauvaise Herbe et mYsandriste.

8 commentaires:

  1. gloup donne tout à fait raison à Irène machin et les Claude truc....car en cherchant dans son nécessaire à toilette lesbienne, effectivement elle trouve une brosse à féraille pour lustrer ses épines d'hérissonne, au cas elle croiserait ces lesbophobes armé.e.s jusqu'au dent, planqué.e.s dans leur tank a écraser les minorités.

    RépondreSupprimer
  2. ho bah un petit dessin vite fait :

    http://angrywomenymous.blogspot.com/p/lesbienne-vs-heterosexisme.html

    je savais pas où le mettre...

    RépondreSupprimer
  3. @Hélo :

    si tu veux reprendre ce dessin (j'ai changé, il est mieuxx) : http://angrywomenymous.blogspot.com/p/lesbienne-vs-heterosexisme.html

    RépondreSupprimer
  4. @Hélo

    chouette ! la classe t'as mis mon dessin en intro...pfuouuuuu....chu fièèèèèère :)

    bon je sais j'arrête pas de modifier et tout et tout...bon mais le dessin tu as la version originale que tu peux mettre dans blogger (il s'occupe ensuite tout seul de faire un lien sur l'image pour la en format original dès que l'on clique sur l'image) : http://4.bp.blogspot.com/-5NIq5O28ESs/TgOnMptIJvI/AAAAAAAAAE0/47dObRpQQh0/s1600/Feminisme_A_la_Francaise.jpg

    tout ça ne pas louper : "Mon cher, encore un peu de thé Darjeeling"? avec le si mignon service à thé en porcelaine...

    RépondreSupprimer
  5. Ça c'est pour la partie théorique, mais dans la pratique, ce n'est pas mal non plus. J'ai été adhérente active d'une petite association féministe pendant 4 ans environ, association crée par deux lesbiennes. Le problème, c'est que les associations féministes ne peuvent pas exister sans financement de l'oppresseur : Europe (l'association en question a démarré grâce à une subvention européenne), région et collectivité locale. Et comme ce sont des hommes qui décident partout, il faut aller faire des risettes à leurs sauteries et autres oeuvres paroissiales ; j'étais donc commise d'office pour aller aux réceptions du préfet parce que je n'ai pas de crête iroquoise (soit dit en passant je n'ai rien contre les crêtes iroquoises, je trouve même cela provocateur, mais ce n'est pas du goût d'un préfet paraît-il). Bref, on me traitait en potiche avec mon plein accord et ça marchait bien jusqu'au jour où, lors d'une sauterie locale avec des patrons du bâtiment, j'ai eu le malheur de l'ouvrir en public et de reprendre un patron peintre en corrigeant une de ses assertions sur la présence de filles sur les chantiers, dans la boue disait-il, et le résultat ne s'est pas fait attendre : l'adjointe aux maire au droit des femmes s'est plainte que je risquais de faire capoter ses "bons rapports" avec le corps de métier, et on me l'a fait savoir. Les potiches ne parlent pas. Ça m'a énervée. Et deuxième motif d'énervement : je n'avais pas le bon profil : pas femme battue, pas femme bafouée plaquée à 53 ans avec 3 enfants à charge et sans ressources puisque n'ayant "jamais travaillé", je suis juste discriminée à l'embauche, à la carrière et à la formation, bref, pas de quoi fouetter un chat. Mes problèmes sont trop bénins pour intéresser la moindre féministe devant se coltiner les malheurs insignes des femmes mariées chargées d'enfants et battues de surcroît. Et comme je suis une dangereuse pétroleuse qui la ramène avec un patron du bâtiment avec qui on veut faire copain/copine, il vallait mieux que j'aille traiter mes problèmes bénins ailleurs. Je n'ai pas renouvelé mon adhésion. Et tout ce monde a été soulagé. Voilà selon moi, le problème "terrain" du féminisme français.
    Le mode de financement n'est pas sain du tout. Mais comme personne ne veut cotiser volontairement à ce type d'association, comme dans toute association de protection animale pour donner un exemple, on est condamnées à être financées par l'opresseur. Avec tous les inconvénients et contraintes qui en découlent.

    RépondreSupprimer
  6. (Suite et fin) : Ce que ne savait pas l'adjointe au maire "choquée" par mon assertivité risquant de faire capoter ses bons rapports avec un mâle dominant, c'est que 30 minutes après devant le buffet, et après m'avoir dûment évaluée en me regardant à la dérobée pour voir si j'allais tout de suite lui couper les couilles ou surseoir, le patron en question est venu me servir une coupe (le champagne me donne des aigreurs d'estomac mais j'ai joué le jeu) et nous avons bavardé comme des gens de bonne compagnie pendant environ 25 minutes en finissant par nous trouver des points d'accord : si tu t'écrases, il t'écraseront disait la patronne de l'asso en question. Comme elle a raison. Les femmes élues qui s'écrasent ne méritent pas d'être élues et ce n'est certainement pas la bonne stratégie à employer. Mais elles font ce qu'elles veulent, ces féministes à la française.
    J'espère ne pas avoir été trop longue. J'ai longtemps réfléchi à en faire un billet pour mon blog, mais après réflexion je pense que les "crêpages de chignons" entre femmes, expression désormais consacrée, profitent toujours à l'Internationale des mecs. Mais je ne renonce pas : si je trouve le bon angle.

    RépondreSupprimer
  7. Ah, tiens, Claude Habib, je l'ai eue comme prof de licence à la fac... Pourquoi ça ne m'étonne pas...

    RépondreSupprimer
  8. @ Gloup

    Hérissonnes et oursines, voilà exactement ce que nous sommes ! Merci pour tes dessins, je les trouve excellents :)

    @ Hypathie

    C'est sûr, nous sommes sacrément empêtrées dans les mailles du filet de l'oppresseur qui a le pouvoir et l'argent. On le voit bien avec les médias qui censurent toute féministe un tant soit peu radicale. Mais quand je parlais de terrain, j'avais aussi en tête les féministes éléctrones libres comme nous qui menons des actions à notre échelle (blogs, courriers de protestation, relais d'infos, etc.). Ce féminisme-là est bien vivant malgré les modestes moyens dont il dispose.
    Quant aux crêpages de chignons, je les trouve toujours regrettables quand ils concernent des détails; la camapagne Osez le Clito par exemple s'en est pris plein la poire pour pas grand chose et je me dis que si on commence à se décrédibiliser entre nous on n'y arrivera pas d'une part et on fait le boulot des machos d'autre part.

    @ Cha

    Tu as dû te régaler avec elle ... :/

    RépondreSupprimer

Votre commentaire n'apparaîtra qu'après validation de l'administratrice de ce blog.