Ce texte est un effort pour raviver l’expérience de sang et de tripes (blood and guts) que j’ai vécue dans la prostitution organisée derrière des portes closes. Il est écrit en réponse au tapage continuel selon lequel il serait beaucoup plus sécuritaire pour les femmes d’être prostituées à l’intérieur.
Il n’est jamais assez sécuritaire d’être prostituées où que ce soit, dans n’importe quelle culture et à n’importe quel siècle.
Être une prostituée, c’est être une esclave sexuelle – et aussi enjolivée que soit cette réalité, quelle que soit la quantité d’argent qu’on y jette – il reste qu’une esclave ne peut jamais être en sécurité.
Être une esclave sexuelle, c’est être ramenée à des orifices et des mains.
Être une esclave sexuelle, c’est être toujours ouverte à tous les hommes.
Être une esclave sexuelle, c’est savoir que vous n’êtes pas humaine et que vous serez rejetée.
Cela est vrai pour la très, très grande majorité des femmes et des filles prostituées, où qu’elles soient placées.
La raison pour laquelle nous savons que c’est dangereux dans la rue, c’est parce que cela se fait de façon visible, souvent directement sous vos yeux.
Vous voyez que les femmes et les filles semblent mortes à l’intérieur, jouant les dures pour survivre.
Vous voyez que beaucoup d’entre elles résistent en prenant de la drogue ou de l’alcool.
Vous voyez que beaucoup sont bien trop jeunes.
Vous voyez que beaucoup ne sont pas des Blanches, pas du pays.
Vous voyez que beaucoup paraissent battues.
Vous voyez et pensez que la solution est de nettoyer tout cela et de le repousser à l’intérieur – alors ce sera sécuritaire.
Comment pouvez-vous entretenir autant de naïveté ?
Tous les problèmes de la rue se retrouvent dans la prostitution vécue à l’intérieur – ils le font seulement à l’abri de portes hermétiquement closes.
Il y a de la traite domestique et étrangère à l’intérieur, la drogue coule à flots à l’intérieur, il y a une foule de mineures à l’intérieur, la violence est la norme à l’intérieur – il n’existe pas de lieu sûr pour les femmes ou les filles prostituées – seulement de courts moments avec moins de violence, un minuscule espace dénué de dégradation.
Réfléchissez bien à ce que c’est que d’être prostituée à l’intérieur.
Ne pensez pas à des séries télévisées, ne lisez pas vos journaux libéraux qui vous disent que c’est du « travail du sexe », ne lisez pas de romans sur des prostituées heureuses.
Ouvrez votre esprit et votre cœur à l’expérience de sang et de tripes qu’est la prostitution vécue à l’intérieur.
Comprenez que le principe de la prostitution intérieure est de couper la prostituée de tout contact avec le monde qui n’est pas l’industrie du sexe.
Comprenez que la prostitution intérieure, c’est d’être enfermée avec des hommes ou un homme qui peut vous faire n’importe quel acte sexuel, peut être aussi sadique qu’il le veut, peut vous jouer dans la tête autant que le lui permet son imagination.
Comprenez que les consignes de sécurité de la prostitution intérieure ne visent pas la sécurité de la prostituée, mais celle du prostitueur – et permettent au propriétaire ou au “pimp“ de montrer le grand soin qu’ils prennent de leurs biens.
Comprenez que s’il y a une descente de police, le bordel en sera habituellement averti à l’avance – de sorte que toutes les prostituées battues, toutes les prostituées droguées, toutes les prostituées victimes de la traite, toutes les prostituées d’âge mineur pourront être évacuées – et que le bordel apparaîtra alors comme une entreprise légitime.
Cela semble sécuritaire, n’est-ce pas ?
Maintenant, je vous place dans la pièce.
Ne détournez pas le regard, ce n’est pas si pénible pour vous – à moins d’y avoir été, vous ne pourrez jamais savoir la mort intérieure qu’il fallait vivre pour être dans cette pièce.
Cette pièce peut être un appartement, une chambre d’hôtel, le bureau d’un pub, une pièce réservée dans un club – cette pièce est tout endroit que le profiteur et le prostitueur considèrent comme un bon endroit où baiser.
Parlons de l’appartement/hôtel où la putain est vendue en tant qu’escorte ou en tant que « girlfriend experience » (simulation de fréquentation).
La pièce qui a pour but de sembler chic et sécuritaire – où la prostituée est censée être respectée – où elle est censée avoir un certain contrôle.
Dans la fiction – c’est le domaine des films Belle du Jour et Pretty Woman.
Dans la fiction – l’escorte est manipulatrice et aime contrôler le rapport sexuel.
Dans la fiction – tout acte de violence est contrôlé et sélectionné à l’avance sur un genre de menu ou son équivalent.
Ces représentations sont des fantasmes porno vendus par l’industrie du sexe – elles n’ont rien à voir avec la terreur solitaire que vit une escorte.
Je vous place à l’intérieur d’une chambre d’hôtel, avec un homme – ou avec des files d’attente d’hommes – et je vous laisse là.
Bien sûr, le décor est agréable, peut-être même chic – mais vous n’en profiterez pas à moins que le prostitueur ne vous le permette.
La plupart des prostitueurs veulent que vous soyez propre – puisqu’il est bien connu que toutes les putes sont sales – alors vous aurez droit à un espace privé où vous laver. Mon conseil est d’essayer de prolonger un peu le moment que vous y passerez.
Utilisez ce temps pour vous insensibiliser l’intérieur, utilisez-le pour vous coller un sourire sur le visage, utilisez-le pour devenir le robot qui stimulera sur commande son ego à lui.
Vous n’avez pas plus d’espace pour vous-même – alors tirez le meilleur parti de celui-ci.
N’oubliez pas que pour survivre à cette pièce, vous devez faire de cet homme ou de ces hommes des dieux.
Vous devez être en tout temps sexy selon la norme du porno.
Vous ne devez parler que si c’est vraiment nécessaire – ce qui dans la plupart des cas, signifie de vous taire.
Si vous parlez – ne dites rien de vous-même. Dites seulement que vous adorez votre travail, que vous avez toujours été un peu perverse.
Ne laissez place à aucun sentiment de désespoir ou au fait que vous avez l’impression de vous trahir. Pour l’amour de Dieu, n’ayez jamais l’air vulnérable, cela ne fera que donner du plaisir au prostitueur, cela risque même de vous faire envoyer à des hommes encore plus violents.
Croyez-vous toujours que la prostitution intérieure est correcte ?
Je suppose que vous pensez peut-être qu’il s’agit uniquement de sexe – peut-être seulement des fellations et de la pénétration vaginale ?
Eh bien oui, il y a cela, mais sans relâche et sans beaucoup d’attention pour savoir si vous êtes prête ou non, sans le moindre souci de savoir si cela vous fait mal ou non, si vous avez peur ou non.
Trop de pénétration insouciante explique une partie du sang dans la pièce.
Les fellations imposées jusqu’à l’asphyxie et à la nausée expliquent une partie des tripes dans la pièce.
Mais ce n’est jamais le sexe – c’est toujours, au fond, le fantasme pornographique que le prostitueur veut actualiser sur quelqu’un de vivant.
Le sang et les tripes sont là parce que votre corps est forcé de faire des actes sexuels qui ne devraient jamais être faits à n’importe quel être humain, mais qui deviennent acceptables quand on les fait à une putain.
La pénétration peut se faire avec le pénis ou les poings, ce peut être beaucoup d’hommes pénétrant tous vos orifices, ce peut être la double ou triple pénétration.
La pénétration anale doit être acceptée comme votre norme – c’est ce pour quoi les putains ont été faites.
Vous ne devez pas avoir peur d’être ligotée, ou craindre les objets que les prostitueurs amènent pour vous rentrer dans le corps.
Ne remettez rien en question pendant qu’ils vous baisent. Sinon ils vous battront aussi, ou après ou avant. Ce n’est qu’un jeu, vraiment.
N’imaginez pas que quelqu’un va vous venir en aide si vous criez.
Dans la prostitution intérieure, c’est la norme – et non un cas extrême ou quelques pommes pourries, comme le prétend la propagande de l’industrie du sexe.
La violence est la norme – les moments occasionnels de simple sexe ordinaire sont rares.
Pensez-vous toujours que la prostitution intérieure est un genre de solution ?
La seule solution est de faire que pas un homme ne puisse acheter ou vendre une personne prostituée, nulle part, dans aucune culture, sous aucun prétexte.
On doit faire un délit criminel grave du fait d’acheter ou de vendre des personnes prostituées.
Bien sûr, nous devons également dépénaliser les personnes prostituées, car elles n’ont ni le droit d’être en sécurité, ni le droit à la parole : elles sont les victimes, jamais les criminelles.
Mais il doit y exister des projets holistiques de sortie de la prostitution pour toutes les femmes et les filles prostituées, et non seulement celles de la rue. Nous devons prouver que nous pouvons sortir de l’industrie du sexe de façon permanente, prouver que nous pouvons et que nous allons leur rendre leur humanité et leur dignité.
Le vrai espoir est là.
Rebecca Mott, écrivaine et survivante de la prostitution.
Texte traduit par Martin Dufresne sur Sisyphe
Texte original Blood in the room
Comme tous les textes de Rebecca Mott, ça vous tord les tripes, mais ça fait tellement de bien de trouver un semblant de vérité parmi tous les mensonges dont nous abreuvent les médias... Merci de nous l'avoir fait partager.
RépondreSupprimerHier soir, au 20 heures de France 2, sujet sur l'augmentation drastique de la prostitution dans l'Etat du Nevada aux USA, avec l'horrible expression "le plus vieux métier du monde" utilisée ad nauséam, suite présentée comme banale à la "crise", la récession qui frappe les femmes, même les très diplômées qui doivent se livrer à la prostitution pour survivre. Evidemment, ça frappe les mères de famille qui peinent à nourrir leurs enfants. RIEN sur le client qui doit tout de même être touché lui aussi par la "crise" mais qui peut tout de même se payer "un coup" au bordel ! Résultat concluait le sujet : le Nevada connait le plus fort taux de suicide des Etats-Unis. A part cela, ne nous fâchons pas, le "plus vieux métier du monde" est un métier normal et épanouissant à voir ces femmes souriantes accueillant leurs clients en se pomponnant. Le patriarcat est de plus en plus pathétique avec son consensus mou et ses auto-justifications.
RépondreSupprimerTrès choquante la réaction talentueusement traduite en dessin par "insolente veggie" sur son blog : http://insolente0veggie.over-blog.com/article-comment-le-pequenaud-moyen-prouve-que-sexisme-et-specisme-c-est-pareil-66514874.html
RépondreSupprimerdu prostitueur quand on le confronte avec l'inhumanité de ces exactions et qui dit "à ce compte-là, si on se met à penser à la vache (= la prostituée) on mange plus de steak!"
Le terme "abject" est trop faible pour qualifier ces mots !
@ Kalista
RépondreSupprimerOui, malheureusement cette parole-là est honteusement occultée dans les médias.
Je poste ici quelques éléments en lien avec la biographie de Rebecca Mott qui confirment le lien entre prostitution-pornographie-abus sexuels et les ravages de type post-traumatique auxquels sont confrontées les prostituées ainsi que les femmes sexuellement violentées:
"Je suis une écrivaine britannique, survivante d’abus sexuels dans l’enfance et de la prostitution. Une partie de la maltraitance que m’a infligée mon beau-père durant mon enfance a été la violence psychologique de me faire regarder de la pornographie hyperviolente. Combinées à la violence sexuelle qu’il m’infligeait, ces images me faisaient ressentir que je n’avais d’autre valeur que celle de servir d’objet sexuel à un homme et que le sexe était toujours associé à la violence et à la douleur. À 14 ans, je suis tombée dans la prostitution et elle était extrêmement sadique. Je ne m’en suis pas détournée car j’éprouvais trop de haine de moi-même pour y reconnaître de la violence et du viol - j’avais l’impression que c’était tout ce que je méritais. J’ai fait de la prostitution entre l’âge de 14 ans à 27 ans et, la majorité du temps, les hommes qui m’achetaient tenaient à m’infliger des rapports sexuels très sadiques. Je me suis habituée à des viols collectifs, du sexe oral et anal violent, et au fait de devoir jouer des scènes de porno dure - cela devint mon existence. J’ai failli être tuée à plusieurs reprises, et fait beaucoup de tentatives de suicide, mais j’ai survécu. Quand j’ai réussi à quitter le milieu, j’ai effacé durant 10 ans la plupart de mes expériences. Ce n’est qu’après avoir dépassé le souvenir des violences de mon beau-père que j’ai trouvé l’espace mental pour me souvenir. Se souvenir de la prostitution est terrible, et je souffre d’un lourd syndrome de stress post-traumatique (SSPT). J’ai créé mon blog pour explorer mon SSPT à titre de survivante à la prostitution, pour réclamer l’abolition du commerce du sexe et pour faire état des conditions terribles de la prostitution vécue à l’intérieur. J’essaie d’écrire de la prose poétique, mais je crois que mon travail est de nature politique."
@ Hypathie
RépondreSupprimerJ'aurais tendance à être plus sévère que toi au sujet du patriarcat qui, au-delà de son caractère pathétique, brise des vie au propre comme au figuré.
Et les médias sont complices du carnage.
@ Euterpe
Très bien vu le parallèle illustré par l'Insolente. Merci ! D'ailleurs dans le jargon abolitionniste on appelle aussi le prostitueur un viandard ...
je savais que je me faisais du mal en lisant cet article, mais il est bon de savoir cela. C'est choquant et ça vous fait mal au fond du ventre. Moi je vis dans un cocon où le sexe est vu comme quelque chose qui est beau et qui doit être vécu dans les liens du mariage. La prostitution et la pornographie sont à mes yeux une des plus grandes œuvres de destruction que l'homme ait faite. Abaisser quelque chose qui est saint, à quelque chose qui est nauséabond. Ce texte ne fait que renforcer cette impression
RépondreSupprimer@ Emelire
RépondreSupprimerJ'avais zappé ton commentaire. Maintenant que je ne modère plus, certains passent ma vigilance. Bref, c'est vrai que c'est pas marrant de savoir ça mais faire l'autruche ne nous mènera pas loin ...
@ Elle
Je partage votre ressenti. J'ai en revanche plus de mal avec les notions de sexe sacré et de mariage ;)