samedi 11 décembre 2010

KKT: ni à prendre, ni à laisser (3ème et dernière partie)

Avant la pornographie, Virginie Despentes a consacré dans sa King Kong Théorie un chapitre entier à la prostitution qu'elle a intitulé "Coucher avec l'ennemi". Elle ne croit pas si bien dire lorsqu'elle parle de l'acte prostitutionnel en ces termes.

Despentes, dans le cadre de son engagement de féministe pragmatique, milite pour la légalisation de la prostitution. Les arguments règlementaristes, nous les connaissons assez pour faire l'impasse sur leur teneur. En revanche, comme je l'ai fait pour la pornographie, je me suis donné pour objectif de mettre en lumière les incohérences intrinsèques à l'ouvrage lui-même au sujet de la prostitution.

Quand la Docteure Judith Trinquart évoque la parole des prostituées, elle parle d'ambivalence. C'est peut-être ce qui est à l'oeuvre dans le propos de Despentes qui s'est prostituée fut un temps. Quoi qu'il en soit, la vision de la prostitution et du prostitueur qu'elle nous soumet se heurte à toutes les réflexions lucides qu'elle a par ailleurs sur les rapports femmes-hommes. 

Le noeud du problème des femmes pour Despentes c'est la cellule familiale dans laquelle elles deviennent la propriété d'un homme. Se prostituer c'est échapper à ce contrat liberticide, prendre son indépendance. Pourtant, il semble bien qu'en voulant échapper à un seul homme on se retrouve à appartenir à tous les hommes dans la situation prostitutionnelle ... ne parle-t-on pas d'ailleurs de femme publique ? "La pute c'est "l'asphalteuse", celle qui s'approprie la ville" ... ou c'est la ville qui s'approprie l'asphalteuse, au choix. L'espace public, les trottoirs, aux dernières nouvelles, appartenaient toujours aux hommes. Pour quelqu'un qui dénonce avec toute l'ardeur de sa plume le pouvoir masculin, la posture est pour le moins curieuse.

Posture qu'elle défend cependant en avançant le paramètre pécuniaire: bénévolat de la situation conjugale versus indépendance financière de la prostitution. Prendre l'argent où il se trouve: dans la poche du client; ce "pouvoir direct, celui qui permet d'arriver quelque part justement sans avoir à sourire à trois vieux machins en espérant qu'ils vous feront engager comme ci, ou vous confieront cela." Si je comprends bien, sourire à de vieux machins chefs de service ou maris décrépits participe de l'oppression des femmes mais sourire à de vieux machins libidineux c'est libérateur... Le pouvoir direct n'existe pas plus en prostitution que dans toutes les autres scénarios patriarcaux: il faut aussi sourire au client et "compter en plus le temps de préparation, épilation, teinture, manucure, achat de vêtements, maquillage, et le coût des bas, de la lingerie, des trucs vinyle", "jouer le jeu de la féminité", en gros devenir "un jouet géant"... Ca fait beaucoup pour du pouvoir direct ! Celle qui sourit hypocritement à son croûton de patron en vue d'obtenir un avantage financier a au moins l'avantage de ne pas être tenue, pour ce faire, de lui sucer les parties génitales, de se déguiser en soubrette aguichante ou de s'épiler douloureusement le sexe. Celle qui se prostitue, si ... elle n'est d'ailleurs là que pour ça.

Le pouvoir des femmes c'est quand elles accèdent à ce qu'elles veulent sans en passer par la case "hommes", sans avoir à "les rassurer sur leur virilité" en singeant la si délicieuse soumission féminine.

Ces hommes dont elle détaille avec une acuité peu commune les travers au fil des pages, voilà qu'elle se prend à ne les trouver "jamais aussi aimables que lorsqu'ils sont avec une pute", c'est-à-dire lorsqu'ils deviennent des clients ! Aimables mais tout de même un peu tordus quand "ils tendent à mépriser ce qu'ils désirent" quitte à "se mépriser pour la manifestation physique de ce désir". Despentes reconnait à demi-mots que "la dichotomie mère-putain a été tracée à la règle sur le corps des femmes" par les hommes et qu'ils peinent à se libérer de cette "construction politique" qui finit par les enserrer aussi. Elle cite Pheterson qui cite Freud: "[...] presque toujours l'homme se sent limité dans son activité sexuelle par le respect pour la femme et ne développe sa pleine puissance que lorsqu'il est en présence d'un objet sexuel rabaissé [...]". C'est qu'il faut la suivre, la Despentes: la prostitution, qui a donc pour fondement une psycho-névrose masculine, serait un outil d'émancipation féminine !!! Ca, c'est du programme qu'il est féministe !

"Coucher avec l'ennemi" fait partie des pages au cours desquelles je me suis dit plus qu'à n'importe quel autre passage, si ce n'est celui sur la pornographie, qu'elle m'affirmait l'inverse de tout ce qu'elle avançait quelques lignes plus haut. Chaque phrase m'a plongée dans l'incompréhension et j'aurais pu écrire dix billets pour en parler mais je vais m'en tenir là.

Je lui aurais bien laissé le mot de la fin, "... le monde économique aujourd'hui étant ce qu'il est, c'est-à-dire une guerre froide et impitoyable, interdire l'exercice de la prostitution dans un cadre légal adéquat, c'est interdire spécifiquement à la classe féminine de s'enrichir, de tirer profit de sa propre stigmatisation", mais comme il s'agit de mon blog et que c'est moi la chef ici, je me réserve ce privilège:

Et si l'on s'attaquait plutôt à ce monde économique froid et impitoyable plutôt que de proposer de légaliser une activité qui n'a jamais enrichi aucune femme et qui engraisse toujours des milliers d'hommes ? Parce que jamais on ne tire profit d'une stigmatisation quand elle vient des puissants, au mieux on vit avec.

La prostitution comme l'exploitation domestique ou le viol sont des inventions masculines, des armes politiques. Nulle part, jamais, on n'a fondé l'émancipation de quelques opprimé.e.s que ce soient sur le terrain de leurs oppresseurs.

6 commentaires:

  1. Et hormis la justesse de toutes ses considérations, il y a le fait que Virginie Despentes ne s'est bien sûr pas posée la question de savoir ce qui se passait dans les pays (comme l'Allemagne) où la prostitution l'est, légalisée (Les féministes demandent l'abolition de cette légalisation d'ailleurs) où les entreprises du sexe passe par l'agence pour l'emploi pour recruter du "personnel". Il s'est trouvé le cas d'une jeune fille qui s'est presque vu radier de l'agence pour avoir refuser un emploi de ce genre qui est maintenant assimilé à un job "normal" ! Ceci s'est terminé au tribunal et il a bien fallu se rendre compte qu'on ne peut tout de même aller jusqu'à obliger les demandeuses d'emploi d'accepter un tel job !
    Voilà l'effet pervers d'une telle légalisation ! Légaliser ce qui relève de la criminalité revient à criminaliser officiellement la société. Super intelligente comme idée !

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  2. Excellente analyse ; je rajouterais que les femmes qui se prostituent ont en majorité subi une ou des agressions sexuelles qui les ont dévalorisés à leurs propres yeux et qu'elles en ont depuis une mauvaise image d'elles-mêmes et de leur corps car on les a niées en tant que sujet : il en reste des traces psychiques. Il n'est pas impossible de penser qu'elles se punissent tout en essayant de rationaliser (coucher avec l'ennemi et lui soutirer son argent !).
    Merci pour le lien.

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  3. @ Euterpe

    Oui, j'avais entendu parler du cas de cette femme qui s'était vu "proposer" un poste de prostituée.

    L'argument prinicipal des règlementaristes c'est que vendre son corps pour la prostitution ou pour tout autre métier est équivalent. Seulement dans la prostitution, on ne fait pas que vendre son corps, on vend aussi sa sexualité. Et celle-ci touche à la fois à l'intime et à l'identité (d'où le phénomène de décorporalisation, que l'on ait "choisi" de se prostituer ou pas).

    Effectivement, tous les pays qui ont légalisé s'en mordent les doigts, notamment les "féministes" qui se sont bien plantées sur ce coup-là. La légalisation c'est la porte ouverte au crime, sous toutes ses formes.

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  4. @ Hypathie

    Très juste, j'aurais voulu faire un paragraphe sur cet aspect observé à près de 90%. Despentes a été violée et elle dit à un moment (que je n'ai pas réussi à retrouver dans le livre) qu'une fois qu'on est entré par effraction (viol ou inceste), l'acte prostitutionnel paraît plus facile. C'est d'ailleurs ce que font subir les proxénètes dans les centres de dressage.
    Quant à se venger des hommes en devenant ce qu'ils méprisent le plus, c'est-à-dire une pute, j'ai des doutes sur l'efficacité du processus.

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  5. Dans la prostitution, on ne vend pas sa force de travail ni ses bras ou ses mains dans le cas du travail manuel, on vend une FONCTION, la fonction sexuelle, ce qui n'en fait pas un "métier" de travailleur/se normale contrairement à tous les poncifs sur le sujet.

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  6. @ Hypathie

    Je viens de lire le passage de F.D'Eaubonne où elle parle de la notion de FONCTION. Et je suis tout à fait d'accord: fonction de réceptacle à sperme.

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