dimanche 6 juin 2010

Le féminin s'emporte

Dans les manuels scolaires et autres Bescherelle, on nous apprend dès notre plus jeune âge que l'on forme le féminin d'un nom, d'un adjectif à partir du masculin et que l'on accorde un adjectif au masculin lorsqu'il accompagne des substantifs de genres différents.

L'avantage de règles de cette sorte c'est de faire passer pour naturels et universels des principes dont on peut dater, dans l'histoire de la langue, l'apparition.

Tois principes donc: le masculin géniteur, le masculin plus noble et le masculin vainqueur.

Réduire, rabaisser le féminin puis en triompher ... tout un programme auquel des grammairiens très très sérieux ont pris part.


- Le masculin géniteur:

Former le féminin suppose qu'il n'existe pas et qu'il va falloir s'appuyer sur de l'existant pour le mettre au monde (un peu comme la côte d'Adam). Former le féminin c'est donc partir du postulat que la langue ne le contient pas encore. Or, notre langue est issue en grande partie du latin vulgaire qui, lui, possède bien l'alternance des genres : altam/altum (haute/haut).

Le féminin n'est donc pas une création, non plus une dérivation du masculin mais une alternance qu'il suffit d'observer. Mais cette objective observation a pris une tournure partisane.

A la Renaissance, dans "Lesclarcissement de la langue francoyse" Jehan Palsgrave écrit ainsi: "How the adjectyves forme their feminine genders out of their masculyns". Les féminins sortent donc "out of" des masculins. Ce processus sera repris un peu plus tard par Louis Meigret dans "Le tretté de la grammere francoeze" s'imposant progressivement comme un état de fait.

C'est ainsi que l'on nous apprend à écrire froide, par exemple, à partir de l'adjectif froid auquel on ajoutera la marque du féminin, c'est-à-dire le "e". De fait, haut donne haute, confus donne confuse ou épicier donne épicière. Cette présentation, loin d'être anodine, pose le masculin comme un radical dont les déclinaisons en genre et nombre découleraient.

Pourtant, il m'arrive souvent, pour des raisons pratiques, de faire partir un.e apprenant.e d'un mot féminin pour trouver la lettre muette de son pendant masculin. En effet, comment savoir que compris se termine par un "s" muet lorsque l'on est dysorthographique ou illettré.e ? En prononçant le mot féminin.

Le masculin ne donne donc pas naissance au féminin, puisqu'il existe déjà. En revanche, le féminin contient et le masculin et les outils de compréhension des subtilités et pièges de la langue. Des outils que les grammaires peinent encore à mettre en avant malgrè l'efficacité que les enseignant.e.s leur accordent sur le terrain.



- Le masculin plus noble:

Bah! oui, il fallait s'en douter: l'accord des adjectifs confrontés à deux genre différents devait bien un jour ou l'autre faire l'objet d'un consensus.

Au XVIIe siècle, Vaugelas a commencé à prendre les choses en main: "Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut tout seul contre deux féminins". On ne parle pas explicitement de féminin moins noble, voire carrément vulgaire tant qu'à faire, mais c'est tout comme.

Il s'est quand même questionné, le Vaugelas, avant de pondre sa sentance définitive: " "Ce peuple a le coeur et la bouche ouverte à vos louanges" [...] Il faudrait dire "ouverts" selon la grammaire latine [...] mais l'oreille a de la peine à s'y accomoder [...] Je voudrais donc dire "ouverte", qui est beaucoup plus doux, tout à cause que cet adjectif se trouve joint au même genre avec le substantif qui le touche, parce qu'ordinairement on parle ainsi, qui est la raison décisive" (la partie en italique était soulignée par l'auteur).

La noblesse du masculin vaut bien les formulations auxquelles nous sommes désormais tenu.e.s: "Maman cuisine avec un fait-tout et une casserole verts" ou "Papa lit un article et une chronique instructifs".



- Le masculin vainqueur:

A la même époque, le père Dominique Bouhours s'est appuyé sur cette auto-proclamation de noblitude pour instaurer la fameuse règle du masculin qui l'emporte. Ainsi dans ses "Doutes sur sur la langue francoise", il dogmatise selon une formule qui restera sans appel: "Quand les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l'emporte" ...

Une simple règle de grammaire ? Non, car la langue construit notre rapport au monde. Un seul homme l'emportera toujours sur une, deux, mille, des milliards de femmes et même la totalité des femelles de la planète. Waow ! Trop fort.

Et ce n'est pas tout: ce pédant ecclésiastique distingue les féminins acceptables et ceux qui ne le seront point. "Au reste, quand nous dirions "insidiateur", il ne s"ensuivrait pas qu'on pût dire "insidiatrice", non plus qu' "exterminatrice", "tentatrice", "dominatrice", "dispensatrice" dont quelques Ecrivains se servent. On ne fait pas de ces féminins qu'on veut, et il n'est permis que ceux que l'usage a autorisés".

On ne fait pas de ces féminins qu'on veut ? Pourquoi "faire" des féminins alors qu'ils existent déjà selon la règle d'alternance qui prévaut pour d'autres ? Actrice/acteur, directrice/directeur, etc.

Il n'est permis que ceux que l'usage a autorisés. Bien, chef mais si on vous suit bien, ici l'usage c'est vous tout seul ...

Voilà, les voyages dans le temps c'est toujours instructif: le sérieux des grammaires et de leurs auteurs que l'on a toujours opposé aux féministes qui osent, ont osé remettre en question le sexisme avéré de la langue en prend quand même un sacré coup. A la logique raisonnée, à l'équité qui devraient guider toute démarche de règlementation de l'outil commun que représente la langue, "on" a préféré l'aveuglement imbécile de la haine et de l'égotisme mêlé.e.s. C'est sérieux, ça ?






Sources: mes Bescherelle, Bled et dictionnaires et, surtout, la mine d'infos qu'est "Le féminin à la française" d'Edwige Khaznadar.


22 commentaires:

  1. et maintenant, on fait quoi ? l'invention d'un genre neutre et la suppression féminin/masculin ? les étrangers apprendraient plus facilement la langue mais ce serait une révolution gigantesque presqu'impossible à mettre en oeuvre (utopique ?)

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  2. En allemand, le mot "Geschwister" qui veut dire "frères et soeurs" me console de ceux formés habituellement à partir du masculin. En effet, il a pour radical "Schwester" (soeur).

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  3. @ Marie

    Relisez mon billet et vous vous apercevrez que je ne préconise pas une réforme complète de la grammaire. Je ne préconise rien d'ailleurs ...

    En revanche, puisque vous posez la question et que la langue est un bien commun que chacun.e fait évoluer à son échelle, je pense qu'il faut réintroduire le féminin dans l'usage et se réapproprier les règles établies au moyen de transgressions efficaces.

    "...l'aveuglement imbécile de la haine et de l'égotisme mêlé.e.s. " en est un exemple: j'ai accordé aux deux genres en présence l'adjectif "mélé.e.s". C'est possible, c'est plausible et égalitaire.

    Idem à l'oral: il est idiot de nommer au masculin un groupe majoritairement féminin. Alors, dans un souci de logique démocratique (la majorité l'emporte), je m'adresse à ce type de groupe en des termes féminins (les hommes flippent en général, mais j'ai l'habitude ... ils flippent toujours pour rien, habitués qu'ils sont à être le centre du monde).

    Voilà, pas de révision totale de la langue, vous voilà rassuré.e (?) mais des mini-révolutions, pourquoi pas ?

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  4. @ Euterpe

    Je suis sûre qu'il y a plein de langues dans le monde qui ne véhiculent pas le même sexisme qu'ici. L'allemand en fait partie ?

    Je ne suis pas spécialiste mais ça m'intéresse de savoir ce qui se passe ailleurs.

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  5. quand il y a un groupe mixte, je dis "les filles et les mecs" même s'il n'y a qu'un mec ou qu'une fille, je ne veux pas les nier dans leur appartenance sexuelle (je n'ait pas envie de me comporter comme une bitarde)

    pour la langue, I think the solution is to use a language that isn't sexist, English for example. L'anglais va remplacer le français tôt ou tard et c'est pas un mal parce que faire bouger les vieux de l'académie française ne sera pas chose aisée.

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  6. L'allemand est une langue nettement moins sexiste, bien sûr. Ce qui signifie que toutes les langues qui lui sont apparentées le sont moins aussi : le néerlandais, le danois, le suédois, le norvégien, le yiddish, entre autres.
    Tous les noms de profession ont un féminin. Il n'y a jamais eu la moindre querelle à ce sujet. La querelle s'est portée un moment donné sur les pluriels parce que le masculin l'emportait et avant la chute du Mur, on avait trouvé un consensus. Le pluriel était féminin avec un "I" majuscule (le "i" est la marque du féminin en allemand) pour signifier que les hommes y étaient également inclus. Hommes et femmes s'y pliaient loyalement jusqu'en 1989. Mais le souci d'égalitarisme qu'inspirait l'exemple est-allemand s'est effondré avec le Mur et ce type de pluriel ne subsiste plus aujourd'hui que dans les milieux alternatifs qui restent assez vivants, certes, mais pour combien de temps ?

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  7. Il n'y a que des mecs qui arbitrent les élégances de la langue : ceci explique sans doute cela.
    Toutes les langues doivent être sexistes mais c'est forcément pire quand on n'a pas de troisième genre, le neutre. L'anglais "It is raining, it's windy today", time for... has come" se traduisent par il pleut, il y a du vent aujourd'hui, "il est temps de", etc... It (neutre) se transforme en il en français : ipso facto, le masculin devient le neutre donc l'universel. Il exprime les concepts. Le mal est fait.

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  8. Hypathie, vous avez tout bien résumé.

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  9. @ Marie

    Dire "les filles et les mecs" n'est pas toujours possible ...

    Quant au neutre, il existe déjà en français ... c'est le masculin. Dans le genre neutralité objective, on fait mieux, non ?

    Des solutions il y en aurait pas mal pour faire une place aux femmes dans la langue mais le blocage est tenace ... c'est pourquoi je fais ma sauce personnelle et j'accomode la langue à mon goût.

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  10. @ Euterpe

    Merci de partager ces infos que je ne connaissais pas. Dommage qu'il y ait eu régression à ce niveau :(

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  11. @ Hypathie

    Oui, le masculin neutre et universel c'est quand même fort.

    Remarque, il y a un revers à cette médaille auto-décernée: les hommes n'ont pas de dénomination spécifique car ils sont assimilés aux hommes de sexe féminin et masculin à la fois. La neutralité mène aussi au néant.

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  12. Quoiqu'il en soit, je l'ai oublié dans mon commentaire, mais j'adore ton titre de billet :-))

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  13. @ Hypathie

    Merci ! Moi c'est le titre du tien que j'aime bien : "Rien à foot" (même si la formule n'est pas de toi).

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  14. Euh, l'allemand? Qui utilise "das" (neutre) devant mädchen (jeune fille)? Sans qu'on sache très bien si ça veut dire que la jeune fille est de sexe indéterminé ou qu'elle est considérée comme un objet.

    Il est vrai que l'allemand dit aussi "le" lune et "la" soleil, mais quelle conclusion en tirer?

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  15. de gloup.

    Merci pour ce super article. J'ai enfin les outils et les références pour la boucler à certain.e.s qui prennent la construction grammaticale pour un phénomène Naturel.

    Les principaux auteurs de la scène du crime sont identifiés : Louis Meigret, Vaugelas, le père Dominique Bouhours...

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  16. @ Gloup

    Oui !!! c'est comme notre prédisposition à la serpillière, voilà des lustres qu'on nous fait croire qu'il est inscrit de manière inéluctable dans notre code génétique.

    Grâce à ce commentaire, j'ai relu le billet et le coup du choix du masculin parce que plus noble est quand même sacrément gonflé ...

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  17. de gloup.

    "le choix du masculin parce que plus noble est quand même sacrément gonflé ..."

    Effectivement : et je me demande comment cette imposture a pu se mettre en place.....il y a dû y avoir des résistances tout de même !

    bon une petite idée : les hommes ont le monopole de la violence. Ils ont les armes.

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  18. @ Gloup

    Franchement, je ne sais pas pour les résistances. Etant donné que les femmes n'avaient pas accès à la construction de la langue et à l'éducation, je me demande si elles n'ont pas découvert l'affront une fois le tout bien installé ... Il me semble que les protestations sont relativement récentes (peut-être coïncident-elles avec l'accès à l'éducation ...). A creuser ...

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  19. de gloup.

    En regardant cette vidéo d'Eliane Viennot, historienne, elle parle de la façon dont les femmes ont été excluent du pouvoir, car a la renaissance il y avait plein de femmes au pouvoir en France.

    http://www.dailymotion.com/video/xe0030_conference-d-eliane-viennot-9-mai-2_school

    à 1.08.00 : elle informe qu'il y a eut de nombreuses résistances par rapport à privation du droit des femmes, en toutes choses, et de l'imposture d'une fausse loi Salique, réécrite pour écarter juridiquement les femmes de l'héritage du trône.

    Il existait une loi Salique, (issus du Latin ?) contenant un tout petit article, disant que les femmes n'avaient pas le droit d'hériter de terres Saliques. Ces terres étaient souvent des terrains militaires. Quelques siècle plus tard un "juriste" tout seul dans son coin, a réécrit une deuxième loi Salique en changeant le mot "terre" par le mot "Trône".

    Enfin c'est plus compliqué que ça...mais c'est très intéressant de l'écouter pour voir l'ampleur de l'hypocrisie des hommes, l'ampleur de leur imposture. Hallucinant...

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  20. @ Gloup

    J'ai visionné cette conférence de Viennot grâce à Euterpe qui en parlait dans un billet.

    Je te rejoins tout à fait sur le côté hallucinant de l'imposture: un type tout seul qui décrète qui a le droit ou pas d'hériter et qui en fait une loi commune et officielle. Comme les grammairiens en somme ...

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  21. voilà comme les grammairiens. Les hommes s'en sont donner du mal pour nous écarter de la vie.
    de loi en loi....une vidéo de la barbe, chez Olympe tu a du voir : http://blog.plafonddeverre.fr/post/Aux-hommes-le-glaive.-La-Barbe-a-la-Cour-de-cassation

    géniale...et bien en recollant les siècles, loi Salique + les grammairiens du XVIIe et aujourd'hui XXIe, on voit tout à fait comment ils ont fait pour nous exclurent : comme pour La Barbe, sans ménagement.

    En nous sortant par les cheveux s'il le fallait, et peut-être même par les armes...."aux hommes le Glaive"....Juges et partis.

    Grâce aux interventions de la barbe, on voit clairement quels sont les lieux de pouvoirs où nous sommes plus violemment exclues qu'a d'autre endroits de pouvoir : La loi. Celle que les hommes écrivent entre eux, pour eux.

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  22. @ Gloup

    Oui, j'ai vu cette vidéo ! Comme si elles étaient dangereuses. Effectivement, cela illustre bien les méthodes d'exclusion: si cette dernière ne peut se faire par les moyens institués, elle se fera par la force ...

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